Le BHV Marais accueillera en novembre 2025 la première boutique permanente de Shein en France. Le géant chinois de la fast fashion s’installe au 6ᵉ étage du grand magasin parisien. Depuis l’annonce, le débat enfle : des marques locales quittent les lieux, d’autres observent, tandis que les consommateurs restent partagés. Derrière cette actualité brûlante se joue un enjeu plus profond : entre réalité économique et engagement éthique, quelle place reste-t-il pour la mode française ?
Shein s’installe au cœur du BHV
Racheté fin 2023 par la Société des Grands Magasins (SGM), le BHV tente de se réinventer après des années de baisse de fréquentation. L’accord signé avec Shein prévoit une ouverture au BHV en novembre 2025, puis cinq autres implantations dans des Galeries Lafayette régionales détenues par SGM. L’objectif : moderniser l’image du grand magasin et attirer une clientèle plus jeune.
Le pari repose sur la puissance du géant chinois. En 2022, Shein a généré 22,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires et compte plus de 150 millions d’utilisateurs actifs. Chaque jour, plus de 6 000 nouveaux produits apparaissent sur sa plateforme, avec des prix défiant toute concurrence : robes à 12 €, jeans à 20 €, accessoires à 3 €.
Mais l’annonce a provoqué une onde de choc. Les Galeries Lafayette, ancien propriétaire du BHV, se sont publiquement désolidarisées du projet. La mairie de Paris a exprimé ses inquiétudes quant à la cohérence écologique d’une telle implantation. Et plusieurs marques françaises, présentes au BHV, ont choisi de se retirer.
Pourquoi les marques quittent le BHV
Des retards de paiement qui fragilisent les indépendants
Derrière la controverse Shein, une autre réalité se cache : la situation financière du BHV. Depuis le rachat par SGM, de nombreuses marques dénoncent des retards de paiement à répétition. Selon Fashion Network, la dette envers les fournisseurs atteindrait 17,8 millions d’euros, et aurait même frôlé 30 millions à son pic.
Guillaume Gibault, fondateur du Slip Français, explique avoir vendu des produits sans recevoir les montants dus :
« On vend, on paie nos équipes… mais on ne touche pas notre dû. »
Ces difficultés alimentent une défiance générale. Quand l’arrivée de Shein a été annoncée, beaucoup y ont vu le symbole d’un déséquilibre grandissant entre les marques locales en difficulté et un acteur mondial au modèle ultra-liquide.
Incompatibilité d’image et risque économique
Pour d’autres enseignes, la question dépasse le plan comptable. Mathilde Lacombe, fondatrice d’Aime, a déclaré à BFM Business :
« Rester au BHV reviendrait à cautionner un modèle que nous combattons. »
Sa décision reflète une opposition de valeurs : d’un côté, la production locale et responsable ; de l’autre, la production à très grande échelle, rapide et bon marché.
Des marques comme Patine ou Maison Château Rouge partagent ce constat. Refuser de côtoyer Shein, c’est défendre une cohérence de marque.
Mais ce choix courageux a un coût. Quitter le BHV, c’est aussi perdre une vitrine précieuse dans un marché déjà saturé. Ces labels, souvent indépendants, fonctionnent avec des marges faibles et un public fidèle mais restreint. Leur retrait leur permet d’affirmer leurs convictions, tout en fragilisant leur visibilité commerciale.
C’est tout le paradoxe : un geste fort sur le plan symbolique, mais périlleux sur le plan économique. Beaucoup devront compenser par des ventes en ligne, des collaborations ciblées ou des pop-ups. La résilience devient une question de survie.
Un effet domino
À mesure que certaines enseignes se retirent, d’autres envisagent de suivre. L’image du BHV se transforme, moins orientée « créateurs français » et davantage tournée vers le grand public.
Les syndicats, eux, dénoncent une perte de repères et des conditions de travail en dégradation, alors que la fréquentation baisse depuis plusieurs années (Le Monde, 3 juillet 2025).
Pourquoi le BHV prend ce risque
Frédéric Merlin, président de la SGM, assume ce virage :
« Shein attire un public qui ne vient plus au BHV. Nous devons évoluer, pas disparaître. »
La logique est économique. Le groupe espère une hausse de 15 à 20 % du chiffre d’affaires grâce au trafic généré par Shein. Mais cette stratégie brouille l’identité du grand magasin, historiquement associé au savoir-faire français et à la qualité.
Le BHV tente de survivre dans un contexte difficile. Les grands magasins souffrent de la concurrence du e-commerce et de la baisse du pouvoir d’achat. En accueillant Shein, la direction mise sur le volume et la fréquentation, au risque de perdre l’ADN qui faisait sa différence.
Le dilemme du consommateur
Shein séduit parce qu’il répond à un besoin concret : acheter sans se ruiner. Selon l’Insee, une Française sur deux a réduit son budget vêtements de plus de 30 % depuis 2024. Dans ce contexte, l’accès à des prix bas devient un facteur essentiel.
Une robe à 15 € chez Shein contre 95 € dans une marque éthique, c’est souvent un choix de contrainte, pas d’indifférence. Beaucoup aimeraient consommer différemment, mais ne le peuvent pas. Ce constat explique une partie du succès de la fast fashion.
Refuser Shein est un luxe que toutes les bourses ne peuvent pas s’offrir. Pour celles et ceux qui cherchent à mieux comprendre l’impact de leurs achats, des outils comme l’application Clear Fashion aident à repérer les marques les plus transparentes sur leur production. Le débat sur la responsabilité individuelle ne peut ignorer la réalité sociale : tant que les alternatives responsables resteront coûteuses, les consommateurs continueront de se tourner vers les prix bas.
Une crise de modèle pour la mode française
L’arrivée de Shein au BHV révèle la fragilité d’un écosystème. Les marques locales peinent à concilier production éthique, coûts de fabrication et rentabilité. Les grands magasins cherchent à survivre entre tradition et adaptation numérique.
Dans le même temps, la France et l’Union européenne préparent une taxe environnementale sur la fast fashion. Le projet de loi porté par la députée Anne-Cécile Violland prévoit un malus écologique pour les marques à production intensive et non traçable. Mais sans soutien au pouvoir d’achat, ces mesures risquent d’accentuer le fossé entre convictions et contraintes économiques.
Un tournant pour le commerce français
Le BHV joue sa crédibilité autant que sa survie. Attirer une nouvelle clientèle pourrait lui redonner vie, mais la perte d’identité menace son image historique.
Les marques « made in France », elles, devront repenser leurs canaux de vente, miser sur des communautés engagées et diversifier leurs modèles économiques pour exister face à des géants globaux.
L’affaire Shein–BHV agit comme un révélateur : la mode française se trouve à la croisée des chemins. Les marques veulent produire moins, les consommateurs doivent souvent payer moins, et les grands magasins tentent de concilier les deux.
Shein au BHV, c’est une rencontre entre deux mondes — l’un défend la valeur du temps, l’autre celle du prix. Entre convictions et réalités, la mode française cherche encore son équilibre.